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NNDJ - Chapitre 3

« Un frère est un ami donné par la nature. »

Gabriel Marie Legouvé


Assise confortablement sur le siège passager de la Jeep Wrangler de Léandre, je regarde les arbres défiler à toute vitesse alors que nous fonçons sur l’autoroute. Mon petit-ami n’est pas ce que j’appellerais un conducteur prudent.


Comme beaucoup de mecs, il aime la vitesse et frôle plus souvent les 160 km/h que les réglementaires 130. Personnellement, j’aime le regarder conduire. Il y a quelque chose de profondément viril dans la façon dont un homme sait manier son bolide.


Depuis les haut-parleurs, The Man Who Sold The World de Nirvana envahit l’habitacle. Cette fois, après un tirage au sort mouvementé, c’est moi qui ai pu choisir la playlist du voyage. Léni et moi n’avons pas tout à fait les mêmes goûts en matière de musique et il va sans dire que les miens sont clairement meilleurs que les siens.


Tandis qu’il affectionne la musique électro (beurk !), je voue un petit culte au rock des années 90 : Radiohead, Oasis, les Smashing Pumkins, les Red Hot, les Cranberries et j’en passe. C’est mon père qui m’a transmis sa passion et lorsqu’il était encore en vie, on pouvait passer des heures, enfermés dans son bureau à écouter nos morceaux favoris.


— On va s’arrêter pour prendre de l’essence, s’exclame mon amoureux en désignant du doigt l’un des panneaux de signalisation sur le bas-côté de la route, me tirant brutalement de mes pensées.


Je réalise soudain que la peau de mes bras est couverte de chair de poule. D’emblée, je me penche pour baisser sensiblement la puissance de la climatisation. Encore un truc sur lequel nous ne sommes jamais d’accord : j’ai toujours froid quand il a toujours chaud.


— Ok, j’en profiterai pour aller aux toilettes. On est encore loin ?


— Non, on y sera d’ici une demi-heure, je pense.


Je hoche la tête tandis que, rapidement, il s’engage vers la sortie.


Une fois garés devant la pompe, j’attrape mon sac puis m’extirpe du véhicule en claquant la porte derrière moi. Aussitôt la chaleur étouffante de l’été me saisit, enveloppant mon corps comme une couverture lénifiante. Alors que je sors d’un frigo, voilà que je rentre dans un four. Si je n’attrape pas la mort avant la fin du voyage, je pourrai m’estimer heureuse...


Néanmoins ravie d’être sur le chemin des vacances et libre comme l’air, je prends un instant pour étirer mes jambes, puis réajuste mon petit short en jean sur le haut de mes cuisses, tandis que Léandre s’affaire à remplir le réservoir de la voiture. Je me dirige alors vers la boutique d’un pas léger, observant avec intérêt les familles de vacanciers autour de moi.

Après avoir fait ma petite affaire, je m’autorise le luxe de m’offrir l’un de ces cafés insipides du distributeur automatique avant de jeter un coup d’œil à mon téléphone. Par précaution, j’ai pensé à l’éteindre ces derniers jours, paranoïaque à l’idée que le roumain puisse me géo-localiser.


Je ne l’allume que très brièvement le matin et le soir, bien qu’il n’y ait aucune raison que quelqu’un m’appelle. Quelqu’un d’autre que le grand méchant loup, je précise. J’ai donné congé aux Beaux-Arts, prévenu mes amis que je m’absentais à la campagne pour un bout de temps et ce n’est pas ma mère qui risque de me contacter. N’ayant rien à signaler, je m’empresse de l’éteindre à nouveau, soulagée.


En avalant la première gorgée de ma boisson, je grimace, les papilles aussitôt agressées par l’amertume et la fadeur de ce jus de chaussette. Probablement les quatre-vingts centimes les moins bien dépensés de ma vie. Frustrée, je sors du bâtiment pour rejoindre la Jeep, garée à présent sur une place de parking.


— Tout va bien ? demandé-je en me réinstallant à côté de Léandre qui, au même moment, raccroche son téléphone.


— Je viens d’avoir Théo, on passera le prendre au village avant d’aller au château.


— Ça marche ! déclaré-je en bouclant ma ceinture.


Je l’avoue, je suis très curieuse. Curieuse de rencontrer les membres de ce clan qui me parait si énigmatique. Je me demande à quoi ressemblent ses frères, sont-ils aussi beaux et séduisants que lui ? Je n’ai vu en photo qu’Octavie, sa sœur et à l’instar de Léni, c’est une jolie fille de trente-six ans qui porte son milieu social sur son visage. Grande, mince (malgré quatre grossesses !), de jolis cheveux châtains coupés aux épaules, un petit nez droit et de grands yeux bleus. D’après mon amoureux, seul Térence ressemble à leur père, mais n’ayant jamais vu ce dernier, j’avoue ne pas savoir à quoi m’attendre.


Le reste du trajet passe en un éclair et lorsque nous entrons enfin dans le petit village solognot de Savigny-sur-Cher, je suis tout de suite charmée par son aspect typique. Situé entre forêts, étangs, landes et bruyères, le village médiéval est tout à fait bucolique avec ses petites rues pavées et paisibles, ses maisons à pans de bois et de briques et ses fortifications. Ici, comme dans la plupart des petites villages français, l’histoire est écrite dans la pierre.


Nous réussissons à nous garer rapidement sur la place du village où s’alignent les petits commerces essentiels à la vie de tous les jours. Il y a d’ailleurs beaucoup plus de monde que ce à quoi je m’attendais, mais Léni m’indique que c’est toujours le cas l’été. Il est vrai que la région est très touristique avec sa multitude de châteaux, de villages pittoresques et promenades enchantées.


Léandre coupe le moteur et après avoir salué de la main un vieux monsieur à travers la vitre, il m’annonce :


— Il doit être Chez Lucienne, je reviens.


Sans me laisser le temps de répondre, il sort pour rejoindre le bar PMU à l’autre bout de la petite place qui porte le même nom. J’en profite alors pour jeter un œil à mon reflet dans le miroir du pare-soleil.


Ah oui…


C’est ce qui s’appelle ne plus ressembler à grand-chose. Mes cheveux sombres et bouclés, trop volumineux pour être honnêtes, partent dans tous les sens tandis que mon mascara, consciencieusement appliqué le matin même, a bavé au coin de mes yeux noirs.


Je m’empresse alors de me recoiffer comme je le peux, d’essuyer les traces de mon maquillage et de pincer mes pommettes pour me donner bonne mine tout en constatant le besoin urgent de prendre des couleurs. Même mes taches de rousseur font la gueule tant mon teint est blafard et pourtant avec mon sang latin, je ressemble habituellement plus à Esméralda qu’à Blanche Neige. Je réussis néanmoins à trouver un baume à lèvres dans mon sac et m’en applique généreusement pour souligner le rose naturel de ma bouche.


Au même moment, les deux frères apparaissent dans la réflexion de la glace et frappée par la vision qui s’offre à moi, j’écarquille les yeux. D’une taille plus ou moins similaire, les deux hommes se ressemblent tout en étant profondément différents.


Alors que le benjamin se démarque par sa finesse, le cadet est bien plus massif. Vêtu d’un simple t-shirt aux couleurs de l’École Navale et d’un chino beige remonté sur ses chevilles, Théodore est impressionnant, tout en muscles et force masculine. Les cheveux tondus comme tout militaire qui se respecte, son visage magnifique, bien qu’anguleux, se démarque surtout par des yeux aussi bleus que ceux de son frère.


Les yeux des Alayone… une marque de fabrique, visiblement.


Les deux hommes discutent vivement tout en marchant vers la voiture, riant aux éclats, complices et manifestement heureux de se retrouver. Je dois avouer que le tableau fait plaisir à voir. Très vite, les portières s’ouvrent et avant que je puisse rassembler mes idées, Léni se réinstalle derrière le volant alors que Théodore prend place sur la banquette arrière, juste derrière moi.


— Théo, je te présente Elsa, une amie. Elsa, mon frère, Théodore.


Ma conscience lève les yeux au ciel en l’entendant me présenter ainsi mais Théo à la délicatesse de ne pas relever. J’ai la certitude qu’il sait exactement qui je suis et ce que je représente pour son frère. Je veux dire, le type a vingt-sept ans et passe la moitié son temps enfermé sous la mer avec pour seule compagnie des types presque aussi testostéronés que lui, il sait reconnaitre une relation charnelle quand il en voit une.


D’emblée, je me retourne pour lui faire face tandis qu’il me tend sa large main par-dessus le dossier de mon siège pour me saluer. De près, il est encore plus impressionnant et dans l’habitacle sa carrure épaisse semble prendre toute la place. Contre ma paume la sienne est ferme et calleuse, comme celle d’un homme qui a l’habitude de soulever de la fonte.


À l’instar de son frère, il porte également une chevalière gravée aux armoiries des Alayone. C’est une tradition chez les nobles. Les jeunes filles reçoivent la leur a dix-huit ans et la portent toujours à l’auriculaire gauche tandis que les hommes l’acquièrent à vingt et un ans et l’arbore à l’annulaire, ou à l’auriculaire s’ils sont anglais ou belges. Dans tous les cas, c’est un signe distinctif de fierté et d’appartenance à un certain milieu qui existe depuis la Rome antique.


— Ravi de faire ta connaissance, amie de Léandre.


Ses derniers mots roulent sur sa langue et je comprends à l’instant où il les prononce de sa voix grave et sirupeuse qu’il n’est absolument pas dupe.


— Moi de même, frère de Léandre, lui réponds-je en lui adressant un petit sourire de défi.


Il s’adosse contre la banquette tout en jetant un regard éloquent à son frère, visiblement amusé par ma répartie.


— Je l’apprécie déjà.


Léandre s’esclaffe en entamant sa marche arrière.


— Te connaissant, le contraire m’aurait étonné.


Après avoir traversé quelques rues encombrées, nous sortons enfin du village. Sur le chemin qui nous mène au château, nous discutons à bâtons rompus. Théo m’interroge sur mes études et semble non seulement sincèrement intéressé mais surtout très impressionné. Comme beaucoup de gens bien élevés de ce milieu, il possède le don naturel de maîtriser l’art de la conversation et de vous donner l’illusion d’être absolument captivant.


— Elle pose aussi, ajoute Léni avec une arrogance mâle.


Sans pouvoir me retenir, je lui envoie un petit coup de poing dans le bras pour le faire taire, embarrassée qu’il puisse se vanter d’un truc pareil, surtout auprès de son frangin. Bien sûr, il n’y a aucune honte à avoir, seulement, j’expose tout de même ma tenue d’Ève devant des étrangers pour de l’argent.


Certaines personnes peu ouvertes d’esprit ne pourraient pas comprendre à défaut d’approuver. Ne saisissant visiblement pas ma réaction, Léandre me jette un regard déconcerté avant de mimer une expression de douleur exagérée qui me fait lever les yeux au ciel.


— Elle pose ?


— Nue, renchérit mon amoureux alors que mes joues deviennent littéralement cramoisies. Pour les Beaux-Arts, entre autres.


Le bras allongé sur le long de la banquette arrière, Théodore lâche un petit rire rauque qui dévoile une rangée de dents blanches avant de déclarer, railleur :

— Térence va adorer.


Je fronce les sourcils, surprise par l’ironie de sa réflexion.


Euh, ça veut dire quoi exactement ?


— Térence devrait surtout penser à retirer le balai qu’il a dans le cul, crache Léandre avec une hargne que je ne lui connaissais pas.


Théo ricane alors qu’une légère pointe d’anxiété s’épanouit au creux de mon sternum en réalisant que l’accueil qui va m’être réservé ne va probablement pas être si chaleureux que ça.


— Tu as des frères et sœurs, Elsa ? élude ce dernier.


Je déglutis pour tenter de faire passer la boule coincée dans ma gorge et réponds en secouant la tête :


— Non, je suis fille unique.


Il me sourit.


— Je t’envie.


C’est au tour de son petit frère de se moquer.


— C’est faux ! Depuis qu’il est petit, il adore raconter à tout le monde qu’il aurait préféré être fils unique mais tout le monde sait qu’il nous adore.


— Oh, alors je comprends mieux ! intervins-je, pince-sans-rire. C’est parce qu’il vous adore qu’il a décidé de s’engager dans la marine pour y exercer le seul métier qui exige de vivre en totale autarcie les trois quarts de l’année.


Cette fois, Théodore lâche un rire plein de charme et je l’imite, pas peu fière de mon trait d’esprit alors que Léni me dévisage, faussement outré par ma trahison.

— Faites-moi penser à ne pas vous laisser seuls tous les deux, vous seriez capable de fomenter mon assassinat.


Nous gloussons de plus belle.


— Ne sois pas si drama queen, minus, tu sais très bien que c’est toi que je préfère, le charrie Théo en ébouriffant ses cheveux par derrière comme il pourrait le faire avec un enfant de cinq ans.


« Minus », je souris affectueusement en l’entendant le surnommer ainsi. N’ayant ni frère ni sœur, je me suis toujours sentie un peu seule et ai souvent envié la complicité et la taquinerie fraternelles que j’entrevoyais dans les tribus de mes amis. Heureusement Dani était là pour me donner l’illusion d’appartenir à un clan.


— Va te faire mettre, râle mon petit-ami en avançant vivement la tête pour échapper à la poigne du cadet tout en essayant de se recoiffer. Et arrête de m’appeler comme ça.


— Quoi ? T’as peur que la belle Elsa change d’avis à ton sujet ?


La belle Elsa.


L’éloge glisse sur moi sans m’atteindre. Théodore est un coureur, cela se voit comme le nez au milieu de la figure et comme tout bon séducteur qui se respecte, les flatteries qui sortent de sa jolie bouche, à défaut d’être sincères, servent avant tout à cerner ses proies. Il n’y a que le voir pour se rendre compte qu’il a l’habitude d’en distribuer à la pelle. Et contrairement à Plaute[1], je préfère une critique sincère qu’un compliment vain.

— Je suis flattée mais rassure-toi, je connais ton frère et, sauf ton respect, il n’y a rien de « minus » en ce qui le concerne. Je prends donc le surnom tel qu’il est, autrement dit : une marque d’affection entre frères.


Mon sous-entendu est grossier mais a le mérite de lui clouer le bec et de ravir Léandre qui jubile derrière son volant.


— Boom ! s’exclame ce dernier en mimant un lâcher de micro avant de reposer sa main sur le levier de vitesse.


Je ne vois pas la réaction de Théo mais l’entends rire doucement derrière moi tout en réalisant qu’en prenant la défense de mon mec, j’ai grillé officiellement notre grotesque couverture.


Avancé à présent entre les deux sièges avant, Théodore pose une main sur chacune de nos épaules et je sais avant même qu’il ouvre la bouche qu’il va en jouer jusqu’à plus soif.


— Je suis ravi de constater que mon frère sait s’entourer d’amis de qualité, ironise-t-il en insistant sur le mot « amis ». En tout cas, vous avez ma parole de gentilhomme, votre vilain petit secret est entre de bonnes mains avec moi.


Qu’est-ce que je disais…


Léandre me jette un regard teinté d’incertitude et je le rassure d’un petit sourire. Sa naïveté me surprendra toujours. Il est évident que pour sa famille ou du moins pour ses frères, notre relation n’est qu’un secret de polichinelle. Personne n’est dupe.


Le cadet reprend sa place, satisfait et lorsque nous nous engageons enfin dans l’allée magistrale de cèdres bleus qui mène à la propriété, je me sens légèrement rassurée d’avoir acquis un allié pour affronter le territoire inconnu sur lequel je m’apprête à poser les pieds.


[1]. Auteur comique de l’antiquité (-254 avant J.C. – -184 avant J.C.)

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