« Le rang ne confère ni privilège ni pouvoir. Il impose la responsabilité. »
Peter Drucker
Au bout de l’allée, la Jeep ralentit devant la silhouette majestueuse du château, avant de franchir un petit pont dormant sous lequel sommeillent des douves sèches. Impressionnée, je tends le cou pour avoir une vue d’ensemble à travers le pare-brise. Dans son bel appareillage de briques roses, la bâtisse ressemble davantage à un château fort qu’à un château de plaisance, si typiques de cette région. Me voyant faire, Léandre sourit en disant :
— Étonnant, hein ?
— Magnifique !
La voiture s’immobilise à côté d’une vieille Land Rover Defender couverte de boue.
— Les premières fondations datent de 1456. À l’origine, c’était une maison forte dont le plan quadrangulaire disposait de plusieurs tours et d’un donjon mais tu l’auras compris, la configuration actuelle date du 16ème et 17ème siècle. D’ailleurs, tu le verras, aucune des façades n’est pareille.
— J’ai hâte de voir ça ! soufflé-je en admirant la belle toiture en ardoise, les façades ravalées ainsi que la cour d’honneur. Il est inscrit à l’ISMH[1] ?
Tout a l’air en parfait état de conservation. Il n’y a qu’à voir l’allure générale pour constater que tout est entretenu régulièrement.
— Évidemment, rétorque Théodore, derrière moi. À moins de s’appeler Bernard Arnault ou Hamad Al Thani, tu ne peux pas gérer un endroit comme celui-ci sans subventions de l’état. Et encore, cela ne suffit même pas. Je te passe les détails sur les visites organisées pour les touristes, les locations pour les mariages, baptêmes, concerts ou conférences que Téri est obligé d’accepter pour maintenir la propriété à flot. Cette maudite baraque est un puit sans fond.
Téri… leur frère Térence, j’imagine.
— C’est malheureusement le cas de beaucoup de propriétaires de château, fais-je remarquer.
Bien que je sois consciente des difficultés que peuvent rencontrer de nombreux propriétaires, ce genre de thématique me passionne. C’est notamment en vue de devenir Conservatrice du Patrimoine, spécialisée dans les Monuments Historiques, que j’ai intégré l’École du Louvre. C’est un métier captivant dont la mission générale est de préserver bâtiments et objets du patrimoine. Chaque année, seulement 5% des candidats accèdent à ce métier d’élite et je compte bien en faire partie.
— C’est vrai, confirme Léni. La plupart des gens pensent qu’avoir un nom à particule et le château qui va avec sont synonymes d’aisance financière. Bien sûr, cela existe mais beaucoup galèrent à joindre les deux bouts et n’ont finalement que le prestige de leur histoire familiale pour leur tenir chaud la nuit. Franchement, hériter d’un truc pareil est un foutu sacerdoce, c’est moi qui te le dis.
— On est d’accord, murmure sombrement son frère avant d’ouvrir sa portière et de sortir de la voiture, mettant ainsi fin à la conversation.
Nous finissons par l’imiter et après avoir sorti nos bagages du coffre, la porte d’entrée s’ouvre sur un homme en livrée, les mains gantées de blanc. D’allure impeccable, le type d’une bonne soixantaine d’années au sourire affable et aux cheveux grisonnants, s’avance vers nous, suivi de près par deux jeunes hommes en uniformes à qui, d’un petit claquement de doigt, il donne l’ordre implicite de récupérer nos valises. D’un bref geste de la tête, ils accueillent respectueusement Théo qui, déjà en route vers la demeure, les salue en retour sans s’arrêter.
— Ernest !
Surprise par l’éclat de voix, je sursaute alors que Léandre, l’expression extatique, se précipite vers ce que j’en conclus être le majordome de la maison. D’un geste viril, il lui tape l’épaule sous l’œil amusé des deux autres domestiques. Visiblement habitué à une telle familiarité, Ernest, s’il est indisposé par la marque d’affection, ne laisse rien transparaitre.
— Je suis heureux de voir que Monsieur est de retour au château, réagit-il avec une réserve non dénuée de tendresse. Madame votre mère se réjouit également de vous revoir. J’ai cru comprendre que vous lui aviez manqué.
Absolument pas perturbé par toute cette pompe, Léandre rigole.
— Moi aussi, je suis content de te revoir, vieille branche !
Au même moment, Ernest tourne la tête dans ma direction, interdit, et sous l’examen minutieux de son regard, je me surprends à me dandiner comme une petite fille farouche.
— Je vois que Monsieur est accompagné.
En réalisant qu’il ne m’a pas présentée, Léandre me rejoint en deux enjambées et me touchant chastement le bras, il déclare, parfaitement à l’aise :
— Ah oui ! Ernest, voici Elsa Aragon, une bonne amie. Elle va rester avec nous pour l’été, je compte donc sur toi pour la traiter comme un membre de la famille.
Visiblement contrarié de ne pas avoir été prévenu, le majordome incline promptement le menton et d’un ton pincé, il riposte :
— En a-t-il déjà été autrement, Monsieur ?
Faisant fi des états d’âmes de l’employé de maison, Léandre ne se départ pas de son sourire satisfait qui me donnerait presque l’envie de lui donner une paire de claques si je ne le connaissais pas si bien.
— Parfait, conclut ce dernier, je savais que je pouvais compter sur toi. Tu l’installeras dans la chambre de Diane de Poitiers, juste à côté de la mienne.
Oh comme c’est pratique…
Consciente de la motivation derrière ce choix, je mordille l’intérieur de ma joue pour ne pas rigoler.
— Fort bien, Monsieur.
Se tournant vers ses deux subalternes, il ajoute sur un ton plus sec :
— Timothée, Maxence.
Aussitôt les deux hommes récupèrent nos effets personnels avant de disparaître.
— Térence est là ?
Les mains à présent croisées devant lui, Ernest s’empresse de répondre :
— Monsieur d’Alayone est avec Gérard de la ferme d’Ambroise. Un problème de clôture, apparemment les vaches se seraient enfuies de leur enclos pendant la nuit. Il est parti leur prêter main forte et ne sera pas de retour avant le dîner.
— Et Octavie ?
— En ville, avec votre mère.
Léni acquiesce puis agrippe ma main pour me mener vers l’entrée du château.
— Le dîner sera servi à vingt heures dans la salle à manger de Cordoue, tient bon de préciser Ernest alors que nous sommes déjà partis.
— On y sera ! lui crie mon petit-ami en levant son pouce en l’air et cette fois, je ne peux retenir le rire qui couvait dans ma gorge.
— Tu es un vrai connard.
— Il m’a vu naître, il a l’habitude.
Son arrogance me fait rouler les yeux au ciel et après avoir ouvert la porte vitrée, il me cède le passage en s’inclinant avec cérémonie :
— Si Madame veut bien se donner la peine...
— Monsieur est bien aimable ! réponds-je avec la coquetterie d’une marquise.
Une fois dans la grande entrée, je m’arrête net, frappée par l’impériosité du lieu.
Sous la semelle de mes vieilles Vans, s’étend un dallage à cabochons en vieilles pierres qui délimite l’espace rectangulaire d’où part, à droite et à gauche, une enfilade d’appartements de réception. Aux murs, deux tapisseries de la Manufacture des Gobelins se font face, quelques massacres de cerfs et de sangliers entourés de vieilles trompes de chasse en bronze s’affrontent en silence alors qu’un grand tableau représentant une scène champêtre du 18ème siècle complète le tout.
Hum, voilà qui donne le ton.
Surprise par la température relativement fraîche de la pièce, un long frisson dévale le long de ma colonne vertébrale. Tentant de me réchauffer, je frotte mes bras nus tandis que Léandre claque la porte derrière-nous dans un bruit sourd.
Absorbée par l'étude de mon nouvel environnement, je ne remarque pas tout de suite qu’il s’est rapproché de moi. Ce n’est qu’en sentant ses mains glisser sur mes hanches et son torse se mouler derrière moi que je réalise à quel point nous sommes trop proches pour paraître pour de simples amis.
De peur que l’on nous surprenne, je commence à m’éloigner mais sa paume à présent plaquée sur mon ventre me maintient contre lui, me permettant ainsi se sentir les reliefs de son sexe tendu contre mes fesses. Ne laissant aucun doute sur la nature de ses pensées, un petit gémissement honteux franchit la barrière de mes lèvres alors qu’un désir ardent se met à palpiter entre mes cuisses. Dans mon dos, sa poitrine monte et descend, irradiant d’une chaleur qui fait fourmiller ma peau.
— On visitera plus tard, murmure-t-il contre mes cheveux d’une voix suave et altérée qui fait aussitôt convulser mon estomac. Là tout de suite, j’ai d’autres projets pour nous.
Comprenant immédiatement où il veut en venir, je tourne vivement la tête pour accrocher son regard céruléen dans lequel je découvre une lueur lascive que je reconnaitrais entre mille.
— Quoi ? Maintenant ? m’exclamé-je dans un cri incontrôlé qui résonne aussitôt dans la pièce. Mais on vient tout juste d’arriver !
Ses lèvres déposent un petit baiser sur le bout de mon nez alors qu’il esquisse l’un de ces petits sourires redoutables, auxquels j’ai généralement du mal à résister. Plus bas, ses doigts ont à présent glissé sous le tissu de mon tee-shirt, dessinant des arabesques autour de mon nombril.
— Justement, on a la maison pour nous et j’ai bien trop envie de prendre ton joli petit cul dans ma chambre d’adolescent pour laisser passer cette chance. Après tout, qui sait quand l’occasion se représentera ?
Son outrecuidance provoque en moi un petit bruit de gorge parfaitement inélégant qui le fait rire.
— Tu es un sacré pervers, Léandre d’Alayone.
Mais j’aime ça. J’ai toujours adoré ça chez lui. Depuis mes premiers émois au lycée, je ne suis pas vraiment sortie avec une ribambelle de mecs. Hormis quelques rares coups d’un soir plutôt décevants, je n’ai eu que de deux relations sérieuses et en ce qui concerne l’aspect physique de ces dernières, mes ex n’étaient ni expérimentés ni très aventuriers.
J’ai eu la chance de n’avoir jamais eu de mauvaises expériences mais pour être franche, ce n’était pas transcendant non plus. Avec Léandre, j’ai vite appris que le sexe pouvait être amusant, torride et satisfaisant.
— Je le prends comme un compliment, s’esclaffe-t-il en se détachant de moi. Viens.
Nouant ses doigts aux miens, il m’entraîne aussitôt vers les étages, me faisant traverser au pas de course une multitude de pièces richement décorées qu’il ne me laisse malheureusement pas le temps d’admirer.
Une fois dans sa chambre, située au premier étage, il verrouille la porte et sans perdre une seconde, il se jette sur moi comme un famélique qui n’aurait rien avalé depuis des jours. D’une impulsion, ses bras me soulèvent pour me porter jusqu’à son lit à baldaquin en bois sculpté.
Sous mon corps, le couvre-lit en soie de Damas crisse au contact de mes vêtements et lorsqu’il commence à relever mon haut pour suçoter directement la pointe de mes seins à travers la fine dentelle de mon soutien-gorge, une onde incandescente parcourt mon corps, me faisant tout oublier : le château, les convenances, mon anxiété grandissante… l’esprit totalement focalisé par le plaisir que me procure sa bouche.
****
Le corps recouvert d’un simple tee-shirt et l’épaule appuyée contre l’encadrement de la fenêtre à meneau, je porte ma cigarette à mes lèvres avant d'exhaler lentement la fumée, le regard dans le vague. Ça fait dix minutes que je suis postée là, silencieuse et spectatrice d’un paysage digne des plus beaux romans de capes et d’épées. À tout moment, je m’attends à ce que d’Artagnan surgisse d’un bosquet, mousquet à la ceinture et rapière à la main, prêt à en découdre.
Oui, j’ai l’âme un peu trop romanesque, je l’ai toujours eue. C’est notamment pour cette raison que l’histoire me passionne. Je suis nostalgique d’un temps que je ne connaîtrai jamais. D’un temps où l’amour était courtois, où les hommes avaient le sens de l’honneur et du courage et où les pensées et sentiments s’exprimaient à la plume.
D’ici, la vue sur le jardin à la française avec ses verdures et ses topiaires est spectaculaire et n’a rien à envier à ceux de Villandry[2]. Il y a bien longtemps que Léandre ne cesse de me vanter la beauté du domaine, de son parc à l’anglaise, de son jardin potager et de ses grands bois aux mille et une essences d’arbres. J’ai donc vraiment hâte de pouvoir explorer tout ce que la dizaine d’hectares de la propriété a à offrir.
Assoupi au milieu des draps défaits, je prends une minute pour le regarder, paisible et repu par notre partie de jambes en l’air. En ce qui me concerne, j’ai nettement plus de mal à me détendre et à oublier où je me trouve et ce qui m’attend de ce soir et ce malgré le délicieux orgasme dont il m’a gratifiée.
Les a-t-il au moins prévenu de ma venue ? À en juger la réaction d’Ernest, j’ai un affreux doute. Léni a des tas de qualités et si j’aime en général son impulsivité, elle me fait trop souvent défaut. Son insouciance et sa spontanéité sont charmantes lorsqu’elles ne m’impactent pas de façon négative, or cette fois, je crains que cela soit bien le cas.
Entendons-nous, je n’ai rien à prouver à sa famille, mais il y a tout de même des limites. On ne s’incruste pas chez les gens sans avoir été invité au préalable, peu importe le contexte dans lequel on se trouve. Je ne fais peut-être pas partie de la haute, mais ça, au moins, je le sais.
Sur le manteau de la cheminée une jolie pendule à complications Louis XVI indique dix-neuf heures trente. Le dîner est dans une demi-heure. Il faudrait que je regagne ma chambre et fasse un brin de toilette si je ne veux pas débarquer dans la salle à manger toute débraillée et suintant le stupre. Ça ferait mauvais effet.
Mon regard s’attarde dans la pièce, sur la toile de tissu tendu d’un joli bleu cobalt qui habille les murs ainsi que sur le mobilier en bois sombre et ornementé, très prisé à l’époque d’Henri II. Il m’apparait encore tellement incroyable que Léandre ait pu grandir dans ce décor, avec pour figurants des foutus domestiques ! Quand je pense à la maison de mes parents, aux meubles simples de petites factures, aux tissus grossiers et à cette immonde moquette des années 90 que seule ma mère adorait.
Quel contraste !
Soudain, le bruit caractéristique d’une portière que l’on claque me fait tourner la tête vers l’extérieur. Derrière ma vitre en vitrail, je ne vois pas aussi bien que je le voudrai mais je remarque tout de même l’imposante silhouette d’un homme traverser la cour d’honneur d’un pas rapide, suivi de près par un chien.
À leurs côtés, un type nettement plus petit tente de le suivre comme il peut, déblatérant sans s’arrêter sous l’indifférence manifeste de l’autre qui ne prend même pas la peine de ralentir. Seulement, un peu avant d’atteindre l’entrée du château, le type s’arrête brusquement et se retourne si vite que l’autre, pris par surprise, manque de tomber à la renverse.
— Cela suffit !
Sa voix, puissante et autoritaire, cingle l’air dans un sifflement glacial et se répercute sur les façades de la cour, résonnant jusqu’à moi. Le souffle suspendu, les battements de mon cœur s’accélèrent alors que le type baisse d’un ton. Tendant l’oreille, je lâche un petit bougonnement de frustration lorsque le reste de sa phrase, prononcé avec un calme plus relatif, ne me parvient que de manière étouffée.
À présent de dos, la carrure de l’homme en tenue d’équitation est saisissante. Tout en muscles et en jambes. Sous sa veste matelassée, de larges épaules se dégagent, masquant totalement le pauvre bougre à qui il fait manifestement la leçon.
Dévorée par la curiosité, j’écrase le reste de ma cigarette dans un cendrier et me mets sur la pointe des pieds pour espérer en apercevoir davantage. En vain. Puis, après une minute qui me semble interminable, il fait demi-tour et reprend son chemin, laissant derrière lui le type qui, après une seconde de flottement, retourne vers sa voiture, la queue entre les jambes.
Qu’est-ce qui vient de se passer ? Qui est ce type ? Et si c’était le…
— On peut savoir ce que tu fais, petite curieuse ?
Je tressaille en entendant Léandre derrière moi et comme l’inconnu un peu plus tôt, je me retourne plus vite que mon ombre pour le découvrir de pied en cap, nu comme un ver, les mains sur les hanches. Je comprends aussitôt à la façon dont il me toise que la question est rhétorique. Les prunelles encore voilées par le sommeil, il s’avance en suggérant :
— Retournons au lit, on n’en a pas terminé.
À présent calée dans ses bras, je fais glisser mes paumes sur la peau lisse de ses pectoraux. J’ai toujours eu un faible pour les hommes bien bâtis mais quelque chose dans la finesse élégante de Léandre m’a tout de suite attiré. Il faut croire que son petit côté dandy à la Alfred de Musset, son allure précieuse et son langage toujours choisi m’ont séduite, malgré moi.
— Tu t’es endormi…, l’asticoté-je en plissant le nez.
Ses mains remontent pour envelopper mon cou alors que ses pouces se mettent à effleurer les lignes de ma mâchoire.
— Comment me blâmer ? se défend-t-il avec humour. Tu m’as épuisé mais je dois être maso car j’en veux encore.
Un petit rire m’échappe alors que je jette un autre coup d’œil à la pendule.
— Le dîner est dans vingt minutes.
— Ma belle, tu sais parfaitement que je peux te faire jouir en moins de cinq.
Vingt minutes plus tard, alors qu’il reprend son souffle, la joue posée entre mes seins, l’horloge se met à sonner vingt heures. Réalisant ce que cela implique, il se redresse d’un seul et même coup sur les bras en baragouinant un : « merde », qui me fait pouffer. En deux temps trois mouvements, il sort du lit et se précipite vers son jean qui git près de la porte d’entrée.
— Faut se grouiller, ajoute-t-il en glissant une jambe dans son pantalon, mon frère n’est pas franchement du genre à tolérer que l’on soit retard.
— Et c’est maintenant que tu le dis ? râlé-je en attrapant ma culotte et mon short que j’enfile à la hâte tout en cherchant désespérément le reste de mes affaires. Zut, tu n’aurais pas vu mon soutif ?
— Ton quoi ?
Désormais habillé, il se retourne et passe une main nerveuse dans ses cheveux, me dévisageant d’un air hagard comme si je lui avais demandé de résoudre une équation à deux inconnues. Repérant mon débardeur sur le dossier d’une chaise, je l’enfile en grognant :
— Rien, laisse tomber.
Une fois prête, enfin si l’on peut réellement appeler me qualifier de la sorte, nous sortons dans le couloir avant de dévaler le grand escalier pour rejoindre le rez-de-chaussée. En bas, Ernest, raide comme un piquet, semble nous attendre avec impatience, l’expression aussi sévère que celle d’un vieux maître d’école.
Oups.
— Ils y sont tous, j’imagine ? lui demande Léandre avec une nonchalance qui me sidère.
Le majordome hoche brièvement la tête.
— En effet, Monsieur. Votre frère n’a pas souhaité vous attendre, l’entrée a donc déjà été servie.
Génial. Parfait. Non, vraiment, impeccable.
D’après vous, sur une échelle de 1 à 10, à combien se situe mon envie de partir en courant ? Et sur la même échelle, à quel degré pensez-vous qu’ils vont me détester avec mon allure de succube, mon short trop court, ma poitrine affranchie de tout soutien et ma crinière indisciplinée ?
Voilà. Exactement.
Sans déconner, je pue le sexe et la rébellion. Le parfum du scandale. Pas tout à fait l’odeur de sainteté prisée dans ce genre de famille. Bon sang, mais qu’est-ce que je ne ferais pas pour fuir mes responsabilités envers László ? Pourquoi ai-je toujours la maudite manie de me fourrer dans des situations inextricables ? Je vous le demande. C’est un presque un don à ce stade. Certains naissent avec une voix d’ange, d’autres savent peindre avec leurs doigts de pieds et moi… bah, moi, je me fous dans la merde.
Chacun son truc, hein.
Exaspéré, Léandre marmonne un truc dans sa barbe avant de m’indiquer le chemin vers la salle à manger. Docile, je lui emboite le pas, la gorgée nouée et l’estomac complètement retourné. Je vais être incapable d’avaler quoi que ce soit, c’est certain.
Devant la double porte en bois, Léni s’arrête. De l’autre côté, je peux déjà entendre le bruit des conversations et des couverts qui tintent contre les assiettes. Plantée à ses côtés, j’attends qu’il se résolve à entrer mais ne se décident pas à y aller, je me tourne vers lui et le dévisage, pressée d’en finir au plus vite.
— Bah alors ? Qu’est-ce que tu attends ?
Il me jette un regard énigmatique et d’une voix profonde, il me dit :
— Quoi qu’il se passe ou quoi qu’il se dise autour de cette table, surtout ne le prend pas pour toi.
Perplexe, je fronce les sourcils mais avant que je puisse réagir, il tourne enfin la poignée et ouvre les portes, interrompant brutalement la discussion qu’entretenait ses frères et sœurs. Aussitôt, cinq têtes pivotent dans notre direction, nous considérant avec un mélange de surprise et de consternation.
Sainte Marie, mère de Dieu.
Absolument mortifiée, je sens mes joues s’empourprer en constatant qu’en réalité, l’attention de tous est concentrée sur moi. Uniquement sur moi. Figée, je ne bouge pas d’un millimètre, la respiration coupée et le cœur en exil.
De ma place, je peux lire sur le visage de sa mère et de sa sœur un certain intérêt et devine d’ici les questions qui fleurissent dans leur tête. De plus, à voir leur petit air stupéfait, je constate avec désarroi que mes craintes étaient bel et bien fondées : Léni ne leur a jamais parlé de moi.
Maudit sois-tu Léandre Villeneuve d’Alayone !
— C’est ce qui s’appelle soigner son entrée ! plaisante Théodore dont la voix forte vient briser le silence asphyxiant qui s’était installé depuis notre arrivée fracassante.
Ne sachant plus où me mettre, je fixe le parquet pour éviter de croiser directement le moindre visage.
— Vous êtes en retard.
Le timbre rauque et cinglant précédemment entendu dans la cour retentit soudain dans la pièce, fouettant l’air à une vitesse qui me fait l’effet d’une gifle. Interpellée, je redresse vivement la tête pour croiser le regard le plus magnétique et le plus austère que je n’ai jamais vu.
Celui du maître des lieux.
Celui de Térence Villeneuve d’Alayone.
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